Milieu des années 50. Malraux tient la culture. Avec le Général, il assiste à la première de «Tête d’Or», de Claudel. Ils viennent de créer une légion d’honneur des cultureux (les «Arts et lettres»). La littérature française éclaire le monde, Sartre, Beauvoir, Camus, Gary, Vailland– que du beau monde. Paris, capitale de la pensée. Ca oulaoupe comme jamais à Saint-Germain-des-Prés. Mais voici qu’un obscur ingénieur agronome, entouré de quelques trublions autoproclamés nouveaux romanciers, crie au mensonge: la réalité est un leurre. Il n’y a pas de happy end car il n’y a pas d’histoire avec un début et une fin. Et ce que vous voyez sur la tête du Général n’est pas le phénoménal képi que vous croyez. Machin sans objet posé sur la tête de bidule.
On voit que, sous couvert d’inventer une nouvelle littérature, c’est la société elle-même que ces révolutionnaires improvisés ont, sans peut-être mesurer toute la portée de leur action, permis d’abattre. Comme si mai 68 n’avait été possible que parce qu’un certain Robbe-Grillet avait tiré à boulets rouges, cinq ans auparavant, sur Balzac dans ce pamphlet brillant, explosif à plus d’un titre, qu’avec Jérôme Lindon, le directeur des Editions de Minuit, il avait publié sous le titre «Pour un nouveau roman». Elever des barricades dans la littérature avant de lancer des cocktails molotov dans le Quartier latin? Oui, il y a de ça.
Que dit Robbe-Grillet? On ne sait voir sans interpréter. Assaut de significations sentimentales sur notre monde incompréhensible. On travestit, on humanise. Il faut inventer un réel nouveau, laïque (Dieu est mort), anti-claudélien, anti-grandes phrases à la Malraux: «Dans les constructions romanesques futures, gestes ou objets seront là avant d’être quelque chose ; et ils seront encore là après, durs, inaltérables, présents pour toujours et comme se moquant de leur propre sens, ce sens qui cherche en vain à les réduire au rôle d’ustensiles précaires, de tissu provisoire et honteux à quoi seul aurait donné forme, et de façon délibérée, la vérité humaine supérieure qui s’y est exprimée, pour aussitôt rejeter cet auxiliaire gênant dans l’oubli, dans les ténèbres.»
En somme, c’est la décolonisation aussi dans les bouquins: l’humain est sommé de quitter tout ce dehors des choses dont, par la description, il s’est rendu maître. RG: «Le destin du monde a cessé, pour nous, de s’identifier à l’ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n’est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu’il s’agissait moins de connaître que de conquérir.» Bien plus, l’homme doit abandonner son propre corps à son inepte et musculeux fonctionnement. Lisez «Les Gommes» (Robbe-Grillet millésime 1953, qui commence, en bouteille, à perdre des couleurs). «Le mouvement de l’écriture y est plus important que celui des passions et des crimes», expliquera RG. Fin du sentiment, du transport amoureux. Bienvenue au transport tout court.
C’est qu’on était vaillant, dans les années 60. On avait connu la guerre, alors forcément, le Nouveau Roman, ça ne serait jamais pire. Une sorte de service militaire de la pensée. Voyez Butor et sa «Modification»: un type voyage, donc, dans le train qui effectue le trajet Paris-Rome. Et ce type, c’est vous. «Assis, vous étendez vos jambes, (…) vous décroisez et déroulez avec votre main droite votre écharpe de laine grumeleuse, au tissage lâche, dont les nodosités jaune paille et nacre vous font penser à des œufs brouillés...»
C’était en 1957. Cette même année où le critique Emile Henriot, dans un article du «Monde», n’avait rien trouvé de mieux, pour rendre compte de ces deux autres bizarres objets qui venaient de paraître, «La Jalousie» (Robbe-Grillet) et «Tropismes» (Sarraute), que cette appellation de «Nouveau Roman». Formule qui allait devenir une véritable AOC, surveillée par Jérôme Lindon, l’éditeur avisé de Beckett (réfractaire, lui, à toute étiquette), au sein des Editions de Minuit qui vont servir de parloir à un mouvement littéraire dont chacun des membres ne cessera d’ailleurs de jurer ses grands dieux qu’il n’en faisait pas partie. Sauf Robbe-Grillet.
Né en 1922, ce dandy goguenard n’eut pas son pareil pour accompagner de mirifiques explications ses productions, les plus notables comme les plus foireuses (lorsqu’il se lance, notamment, dans le porno soft, invitant de jeunes actrices, Anicée Alvina ou Gabrielle Lazure, à retourner devant la caméra à l’état de nature). Si vous en avez manqué un, l'intégrale sort justement, en 9 DVD, chez Carlotta. Je serais vous, j'organiserais une soirée à la maison avec projection de "Glissements progressifs du plaisir". Lumière douce, vin à température, ça va dégénérer.
Nobélisé en 1985, Claude Simon en a fait, lui, du vin de pays. Viticulteur installé dans les Pyrénées, il fut sans doute le plus discret de la bande. Phrases longues, complexes, proustiennes, descriptions ultra-littéraires du désastre de 1940 (la guerre a profondément marqué Simon) dans «La Route des Flandres» (1960) ou, plus tard, dans le grand livre de la maturité: «Les Géorgiques». Franc-tireuse également, Nathalie Sarraute fit de la littérature une chambre d’échos intimiste où affleurent et se chevauchent courants de conscience et voix intérieures. Nathalie Woolf, en quelque sorte. Et Duras? Lindon et Robbe-Grillet auraient bien voulu l’enrôler dans leur club, mais n’était-elle pas rétive, elle aussi, à tout embrigadement? Ajoutez Pinget (Robert), Butor (Michel), Ollier (Claude), Ricardou (Jean, le théoricien de la bande) et vous avez le régiment à peu près au complet.
Un commando pas vraiment musclé qui va imposer son nouvel ordre au détriment de l’ancien, dans une révolution du palais littéraire dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui. «Ere du soupçon», vaste programme. Et ce paradoxe: alors que ça commence à péter partout, et que les années 60 seront bientôt le théâtre d’une libération des mœurs inédite, les écrivains du renouveau furent plutôt des durs à cuire et à lire. Textes révolutionnaires sans doute. Mais le plaisir?